Mesurer l’intensité de l’innovation
Après mon article d’hier, il me semblait nécessaire d’aller au bout de la seule discussion technique que je commençais à soulever. Voici donc dans les grandes lignes un outil permettant de mesurer l’intensité de l’innovation. L’outil que j’ai choisi parmi cinq différents est celui que nous utilisons le plus en routine. Pour la petite histoire, je l’avais posée en 2008, quand je faisais encore des levées de fonds, pour permettre à des équipes de startups de communiquer avec leur banque.
Il s’agit d’une matrice risque marché vs. risque technologique.
Elle a le double mérite de toujours pouvoir s’appliquer et de donner des marqueurs précis, qui peuvent ensuite raccorder à une roadmap produit, à une analyse PESTEL, ou tout simplement la construction des hypothèses clefs d’un business plan (auquel cas gardez les hypothèses et ne perdez pas de temps à écrire votre business plan).
Cette matrice est donc assez simple :
La zone incrémentale est celle dans laquelle 80% du chiffre d’affaires est finalement généré. C’est aussi la zone d’intensité concurrentielle la plus forte (l’océan rouge si vous préférez) dans laquelle les grands groupes s’affrontent. C’est la zone qui doit être interdite à une startup qui ne pourra pas lutter contre les ressources des poids lourds déjà établis.
Une startup devra prendre plus de risque et capitaliser (ou mourir) sur sa capacité à démontrer in fine la faisabilité de son pari.
Bien entendu, si elle va trop loin et part dans la zone de rupture (celle dont les personnes qui n’ont jamais eu à innover dans la vraie vie raffolent), elle aura pris trop de risque pour arriver un jour sur le marché.
D’où l’adage de l’agence :
Il est trop risqué de ne pas prendre de risques, jusqu’à ce que cela soit trop risqué. .
La zone large d’innovation que l’on appelle “significative” dans les livres, est celle de l’innovation de modèle économique. Au sens de : “au-delà de cette zone, plus aucun modèle économique connu ne s’applique aujourd’hui”. C’est celle dans laquelle nous travaillons tous les jours.
Si j’essaye de reprendre la terminologie de 2005 de l’OCDE sur l’innovation, reprise depuis quelques jours par la BPI, voici ce que cela donnerait sur la matrice précédente :
Il sera facile de comprendre que toutes les typologies d’innovation citées ne sont pas équivalentes. Et que par la même, se cantonner à la technologie et son à transfert n’est pas idiot, c’est juste faire preuve d’une grande inculture sur le sujet de l’innovation.
Pour finir, voici les graduations principales de chacun des axes, expliquées en quelques mots (mais cela devrait être clair pour chacun d’entre vous) :
Risque / Innovation technologique :
- Recherche fondamentale : la technologie n’existe que comme un modèle théorique, ou elle a déjà été expérimentée à très petite échelle, dans des conditions très particulières (ex. Le principe de la téléportation est démontré pour des informations d’états quantiques).
- R&D : des acteurs privés cherchent les champs d’application d’une technologie issue du laboratoire et, peu à peu, cherchent à démontrer sa capacité à participer d’une activité économique (ex. Une dizaine d’ordinateurs quantiques fonctionnent sur la planète et démontrent pour des problèmes choisis, des performances comparables à celles d’ordinateurs traditionnels).
- IP : des brevets plus ou moins restreints sont en cours de soumission, ou déjà posés, et les premières preuves de concepts ont été rendues publiques (ex. Les voitures sans conducteur fonctionnent à petite échelle et attendent des évolutions de la législation pour être testées dans des situations de trafic normales).
- ROI prévisible : la technologie est suffisamment mûre pour que l’on puisse anticiper son arrivée sur un premier marché à moins de trois ans (ex. Les lunettes de réalité virtuelle).
- Pipeline : la technologie est intégrée dans une roadmap produit, la logistique et les circuits de distribution afférents sont connus et en place (ex. Les disques durs HDD sont remplacés par la technologie SSD).
- Versions : nous sommes dans un simple versionnage d’une technologie existante, peut-être même banalisée (ex. La télévision 4K et 6K).
- OTS : la technologie est disponible « sur étagère », n’importe quel acteur moyennant une barrière d’entrée donnée, peut y avoir y accès du jour au lendemain (ex. le système d’exploitation Android).
Risque / Innovation marché :
- Paradigme : la façon dont on pense le marché est changée à un niveau fondamental et la majorité des acteurs actuellement impliqués dans ce marché, de façon directe ou même très indirecte, disparaîtront (ex. En Angleterre, les véhicules individuels motorisés sont interdits ou rendus inutilisables).
- Écosystème : l’organisation des acteurs du marché est changée à un niveau systémique, avec la disparition de certains et la reconfiguration de la plupart (ex. Dans les villes de plus de 50.000 personnes en Suède, les véhicules personnels doivent pouvoir être mis à disposition d’autres habitants 30% du temps).
- Plateforme : la chaîne de la valeur est changée, soit qu’elles deviennent plus courtes, ou qu’elle se propage dans de nouvelles directions (ex. Quel que soit leur carburant, les véhicules à moteur thermique sont interdits en Allemagne).
- Business model : les acteurs du marché restant les mêmes, une partie du modèle économique est changée (ex. Les municipalités danoises rechargent gratuitement les véhicules électriques et hybrides).
- Cycle : le cycle de marché change et la position relative des innovateurs, adoptants précoces, coeur de marché, etc. est modifié (ex. Les seniors deviennent des adoptants précoces de plateformes sociales d’apprentissage pour donner des cours à distance à leurs petits enfants).
- Segment : la cible habituelle d’un produit est déplacée (ex. La voiture électrique n’est plus destinée aux couples ayant déjà une voiture principale et vivant en ville, mais devient une voiture de sport de luxe).
- Marketing mix : les éléments de prix, promotion, packaging, et de placement d’un produit sont modifiés (ex. Les recharges de lessives sont vendues par abonnement).