Innovation territoriale dans les secteurs traditionnels, René Redzepi et le Noma
L’innovation se conçoit souvent dans les univers technologiques : nouveaux produits construits autour de portefeuilles de brevets, nouvelles usines automatisées à l’extrême pour gérer du flux tendu et des spécifications clients à façon, dématérialisation de la relation client par le biais des sites sociaux sur le web…
Cependant, beaucoup de secteurs surprennent si on prend le temps de les considérer avec les mêmes grilles de lecture qu’un Oséo en France. L’un de ces secteurs est celui de la restauration : quoi de plus éloigné des discussions habituelles des professionnels de l’innovation qu’un restaurant ?
Il y a quelques années déjà j’évoquais El Bulli, le restaurant devenu mondialement célèbre de Ferran Adria. Depuis le catalan a rangé ses assiettes et couverts pour partir vers de nouvelles aventures. Mais un nouvel établissement se retrouve projeté par les critiques mondiaux au statut mythique de “meilleur restaurant du monde” (quoi que cela veuille réellement dire). Ce nouveau restaurant, le Noma dirigé par René Redzepi, est situé à Copenhague.
Chose sidérante si vous connaissez un tant soit peu le Danemark, il se targue de n’utiliser que des produits locaux. En théorie c’est relativement jouable, comme dans toutes les parties du monde il est possible de trouver une grande variété de fruits et légumes, de champignons, de viandes et de poissons bien évidemment. En pratique difficile en Scandinavie de réellement obtenir des sources fiables et de très hautes qualité pour fournir un restaurant d’un tel niveau. Pire, difficile de créer suffisamment de variété pour intéresser les palais les plus exigeants sur la planète.
Quand Redzepi a ouvert en 2004 sa table, il avait déjà entrepris 6 mois de R&D en faisant le tour de la Norvège, du Danemark et de la Suède pour sourcer des saveurs originales. Du coup, tout ce qui était traditionnellement importé a pu être éliminé et remplacé de façon créative par ces fameux produits locaux. Une réinvention totale des procédés culinaires classiques des grandes tables, sous contrainte forte en mode “locavore”. En 2005, il partage sa vision innovante dans un manifeste qu’il publie pour formaliser un nouveau standard de la cuisine nordique. Et les menus sont remis en question, travaillés et réinventés presque tous les mois, dans ce qui représente plus de la moitié du travail de l’équipe du restaurant.
Pour ceux qui me suivent ou qui ont travaillé avec moi, c’est une belle discipline d’excellence opérationnelle, centrée sur le terroir danois. Impossible du coup pour Redzepi de répondre à ceux qui le sollicitent pour ouvrir des restaurants à Tokyo, New York ou Pékin. Cela ne fonctionnerait simplement pas, sauf à de nouveau réinventer une cuisine élitiste n’utilisant que les produits disponibles à 100 km autour de la ville choisie. Et si nous revenons au propos de la lecture de ce qu’est ou n’est pas l’innovation, que pensez-vous de ce type d’activités ? À quel moment pouvons décider que c’est de la “bonne” innovation ou non ?
Je ne demanderais pas si Oséo ou une SATT devrait pouvoir soutenir ce type de projets, car la réponse est clairement non. Ces structures ne sont pas vouées à faire autre chose que de push technologique. Tout le monde sait que cela ne marche pas ou très mal, mais c’est un travail jugé suffisamment noble pour qu’il prenne le pas sur tout le reste… Ma question est plutôt : qui s’occupe de soutenir ces innovations non-technologiques ? On fait ce que l’on veut, mais la question est sacrément aiguë dans des régions comme le sud de la France, où le tourisme a probablement plus d’impact économique que tous nos laboratoires (et pourtant il y a en a !) mis bout à bout.
Si je rajoute un dernier élement clef, la plupart des personnes gravitant dans les milieux de l’innovation savent que les politiques qui tiennent les cordons de la bourse ont toujours une préoccupation : que des emplois soient créés autour de la technologie, mais surtout que ces emplois ne se relocalisent pas et restent en région. On peut comprendre cette volonté. Il n’en reste pas moins qu’elle est absurde (et là, je fais un effort pour ne pas dire quelque chose de beaucoup moins poli). Absurde car la technologie a besoin de se propager, de bouger, de s’adapter, de circuler et d’aller là où elle a la meilleure chance de changer un marché. Pour une startup technologique rester dans son jus de départ, sauf si c’est Boston ou Berkeley, est une cause d’échec évidente. Mais vous avez compris que si l’on regarde d’autre formes d’innovations, telle que celle que je cite, là nous pouvons avoir une énorme prime à la localité, voire à la micro-localité. Ainsi, et par nature, les solutions urbaines à inventer pour avoir un vrai port de tourisme à Marseille ne seront jamais exportables ni transposables. D’où une forte stabilité de l’emploi qu’elles développeraient, contrairement à ce qu’exige la technologie.
Alors, et si l’on mettait de l’ambition de haut niveau sur nos secteurs traditionnels ?