Le hold-up numérique, partie 1 : l’illusion de l’accélération
L’innovation accélère chaque jour et le numérique est l’une des forces majeures présidant à cette accélération qui laisse tant d’entreprises sur le carreau. Si vous souhaitez survivre dans un marché globalisé, il est nécessaire de prendre rapidement des précautions élémentaires, pour adapter votre entreprise à une économie 2.0. Face à des clients de plus en plus exigeants et de plus en plus consommateurs de nouveaux usages, face à la nouvelle génération de “digital natives” il vous faut changer les règles du jeu !
Si vous avez hoché la tête d’un air vaguement ennuyé sous le poids de ces évidences, peut être devrions-nous poser et remettre les choses à plat. Car vous êtes probablement victime d’une prise d’otage intellectuelle et culturelle entretenue autour de la mystique des “nouvelles technologies” (comme l’on disait déjà dans les années 80).
Dans cette série d’article, nous allons essayer ensemble de mettre tout cela à plat et d’y voir clair, pour vous éviter d’être victime du hold-up numérique.
L’illusion optique de l’accélération
L’innovation accélère chaque jour…
Dans cette première partie nous parlerons de la proverbiale accélération. Il faudra que j’admette immédiatement avoir comme tout le monde parlé et mis en avant cette accélération avec mes clients. Personne n’est parfait.
Il faut dire qu’il y a quelque chose de très humain dans cette perception. Tout comme les nouvelles générations nous semblent de moins en moins éduquées que ce que nous l’étions, les choses semblent aller de plus en plus vite. C’est un biais de perception classique lié à notre besoin constant de status quo, mais aussi à notre façon de mesurer neurologiquement le temps. Pour faire très court : un enfant qui découvre chaque minute quelque chose de nouveau dans son univers a une sensation très étirée de la durée. Chaque journée est magique.
Pour un adulte en poste depuis 15 ans dans la même entreprise, la magie est largement estompée et les saisons défilent dans une répétition monotone. Mais le monde lui continue d’avancer et on se réveille un matin avec une sorte de gueule de bois généralisée : les magnétoscopes ont disparus, les fax ne sont guère plus envoyés et les conférences skype remplacent les déplacements à l’étranger, Kodak admet que la photo papier ne sert plus à grand chose, la FNAC a oublié ce qu’est l’agitation culturelle, Blackberry s’essaye aux écrans tactiles sans conviction, les chargés de clientèle bancaires voient leurs clients partir en ligne et les Nikon réalise que les smartphones sont les appareils photo les plus utilisés sur la planète. Alors, que ces changements ne sont pas venus plus rapidement que d’habitude, notre capacité à refuser de les voir pour préserver notre confort a été entretenue le plus longtemps possible… Jusqu’à ce qu’il soit trop tard et que l’on essaye de réagir maladroitement à une situation devenue désespérée en invoquant l’illusion d’un changement fulgurant.
Cette aveuglement est tellement généralisé dans l’industrie que nous pourrions probablement nous arrêter là. Mais cela ne serait pas suffisant, car l’accélération technologique semble réelle d’un point de vue macro-économique : des chiffres le montrent !
Le point de départ statistique ?
OK, regardons donc ces chiffres.
Un marqueur scientifiquement objectif de l’accélération de l’innovation revient souvent : il s’agit du rythme d’adoption d’une nouvelle technologie depuis l’après-guerre aux Etats-Unis.
Je pense que vous déjà tous vu ces courbes qui sont particulièrement frappantes.
Elles permettent de matérialiser l’accélération technologique en terme de pénétration de marché : il aura fallu 38 ans à la radio pour toucher 50 millions d’américains, contre seulement 3 ans pour le téléphone mobile et 88 jours pour Google plus.
L’accélération semble irréfutable et nous replonger dans notre état d’impuissance : que faire si toutes les innovations majeures déboulent maintenant en quelques jours sur la planète ? L’innovation n’est plus possible pour nous, autant nous en dédouaner et continuer notre tambouille habituelle.
Or si ces courbes ne sont pas formellement fausses, la réalité et beaucoup plus complexe…
L’innovation est un enchainement de cycles
Tout d’abord les futurologues compilant ces courbes, choisissent simplement d’ignorer certaines technologies et bidouillent pour nous montrer ce qu’ils veulent nous montrer. Je sais c’est désarmant…
Du coup si l’on ne cherche pas à démontrer à tout prix une accélération et que l’on reprend les mêmes données mais sur un échantillon plus larges de technologies, nous verrions par exemple que la pénétration du four à micro-ondes dans les années 70 a été aussi rapide que la TV dans les années 50, que le réfrigérateur dans les années 50… ou que l’internet dans les années 90 :
Le mythe en prends un coup : depuis bien avant l’arrivée du train en gare de la Ciotat, l’innovation se produit par à-coups d’accélération périodiques. Certaines technologies prennent du temps à s’installer, d’autres vont plus vites, et l’on peut même discerner des grands cycles de 20 à 30 ans, qui dans certains cas sont déclenchés par les grandes périodes de crises et de guerre.
La raison à ces accélérations successives n’est pas si complexe à comprendre si vous vous rappelez de notre chou de Romanesco :
Nous avions vu il y a quelques mois que “L’innovation par la simple action de ces deux mécanismes simples (réimagination / diversification), se déploie à partir d’un changement originel en une sorte de tourbillon fractal de plus en plus complexe et de plus en plus divers”. Ce tourbillon de versions partant d’une innovation fondamentale est la source majeure de ces cycles d’accélération. Et quand les possibilités de diversification s’épuisent, le marché est réimaginé, souvent lentement, avant de créer un nouveau cycle et d’enclencher une nouvelle phase de diversifications.
Je ne remets donc pas en cause la simple notion d’accélération. Mais croire ce phénomène à la fois récent est inédit dans l’histoire économique est faire preuve d’une mémoire extrêmement courte, ou simplement d’incompétence sur le sujet.
Dans tous les cas, penser que le numérique est une nouvelle forme de destruction que nous n’avions jamais rencontré jusqu’à présent et qui change tout est une foutaise. C’est bien un mécanisme ancien et tout à fait régulier auquel nous faisons face.
Mais comme nous l’évoquions au début de l’article, il est vrai que la plupart des acteurs économiques se réveillent seulement quand l’innovation est entrée en accélération. Ils sous-estiment, ou ne perçoivent pas la gestation initiale de cette accélération qui repose sur la création lente de plateformes technologiques, qui propulseront le marché :
Notre histoire est jalonnée de ruptures technologiques initialement lentes à s’imposer, mais qui une fois démarrée, servent de plate-forme de lancement à des myriades d’autres innovations qui vont de plus en plus vite. Pour résumer nous pourrions retenir depuis l’après-guerre trois grands cycles d’innovation lancés à partir de plateformes de nature différente :
- Le cycle d’explosion des biens de consommation, lancé par la réindustrialisation productiviste des années 40 à 60 ;
- Le cycle d’explosion des services et la logistique globale, lancé par l’informatisation de la planète dans les années 70 à 90 ;
- Le cycle actuel d’explosion de l’information, lancé par les réseaux de communication depuis les années 90.
Vous remarquerez que chacun de ces grandes plateforme digère aussi la précédente. L’informatisation s’est nourrie du terreau industriel pour démarrer avec des systèmes experts d’entreprise fournis par Digital Equipment, IBM et consorts… avant d’arriver en fin de course dans les familles. Puis les réseaux de communication planétaires se sont nourris de la présence extensive d’informatique, puis de téléphonie aux quatre coins de la planète.
Beaucoup de signaux semblent indiquer que nous sommes en fin de ce dernier cycle d’accélération. Et le jeu des futurologues sérieux (il semblerait qu’il y en ait) est de détecter quelle est le nouveau paradigme de plateforme technologique globale qui servira à propulser la prochaine accélération.
L’enjeu des nouvelles plateformes
Pour ma part je ne me risquerais pas à un pronostic définitif, mais si je veux bien partager quelques réflexions prospectives.
Il faut tout d’abord comprendre que les trois plateformes technologiques que j’ai évoqué un peu plus tôt ont toujours été des plateformes “hardware” et “software”. La réindustralisation des années 40 a été lancée par la reconstruction et la propagation de chemins de fer, de routes, de chaînes de production, de lignes maritimes (le hardware) et de nouvelles formes d’organisation des entreprises, de rationalisation des processus et (déjà) de systèmes qualité (le software). Une fois le hardware et le software arrivés tous les deux à une masse critique, les innovations ont brutalement accéléré.
Aujourd’hui, si nous sommes bien à la fin d’un cycle d’accélération, quelle sera la nouvelle plateforme en gestation qui pourrait digérer les autres et que lui manque t’il pour arriver à masse critique ?
La réponse la plus évidente serait d’invoquer l’internet des objets, le M2M et le fameux “big data” pour entrevoir un futur possible. Je pense qu’ils auront un rôle à jouer, mais la réponse risque d’être un peu plus complexe que ces sujets à la mode. Il sera par exemple nécessaire d’intégrer les systèmes de paiements, mais aussi la gestion de l’énergie au coeur de la partie…
Ceci étant, quand je me pose ces questions je reviens souvent à la voiture. C’est un produit très ancien qui a subit les trois derniers cycles d’accélération depuis leur origine et qui a changé en profondeur, même si on parfois du mal à l’admettre. Vous ne vous en rendez peut être pas compte, mais une voiture récente pèse entre 90 et 100 millions de ligne de code. Pour référence un avion de combat tout aussi récent comme le F-35 américain, pèse “seulement” 24 millions de lignes de code… et la navette spatiale, moins d’un million de lignes. Si vous considérez ce qui se fait de plus ambitieux actuellement autour du véhicule, vous pouvez peut être essayer d’entrevoir des parties de la nouvelle plateforme hardware et software que j’évoque…
Je ne cache pas que si je garde un peu de réserve sur ma vision des choses, c’est aussi parce que c’est un élément de décision stratégique pour nombre d’industriels et de startups qui sont nos clients. Anticiper ces mouvements de fonds est un enjeu bien plus moteur que pondre le énième site web social pour trouver un bon restaurant dans le coin.
Le bais de perception de l’accélération qui ne nous laisse voir que la fin de l’histoire (l’écume de nouveautés crachées par une plateforme qui aura été probablement très longue a être mise en place) est je pense très stratégiquement entretenu par les États-Unis. Nulle paranoïa ici, mais le simple constat que depuis la fin de la seconde guerre mondiale, ils se sont donnés les moyens technologiques et financiers de tirer parti de leur énorme marché intérieur en créant des plateformes d’innovation majeures dans tous les domaines. Quand il y a quelques années nous essayions de nous battre pour trouver les nouvelles applications SoLoMo à la mode, quelques acteurs industriels américains finissaient de bâtir l’infrastructure du cloud mondial.
Avec le SoLoMo, c’est le monde qui change pour dix ans.Loïc le Meur
Tout le monde a fini par renoncer à la promesse du SoLoMo alors que tous les auto-proclamés visionnaires et serial-web-entrepreneurs du marché y voyaient l’avenir. Mais Amazon, Google, Apple et Facebook sont bien devenus les opérateurs de la majorité du cloud mondial.
Comprenez bien que si je cite ces quatre géants, ce n’est pas par effet de mode.
Prenons Apple (évidemment, comment les éviter ?). Il est peut-être amusant de voir que les experts de la presse économique sont plus préoccupés par de l’évolution de la taille des prochains iPhone, que par le fait que la société de Cupertino détienne un écosystème de plus de 800 millions de terminaux iOS — dont une partie de plus en plus grande sera à la fois reliée à une carte bleue et à une empreinte digitale. Il devient carrément inquiétant de voir ces experts discuter ad nauseam de l’acquisition de Beats par Apple, et de traiter de façon anecdotique le déploiement d’un nouveau de langage de programmation qui va finir de verrouiller cet écosystème massif.
Ecosystème prêt à se propager dans le marché de la santé, de la maison…
Et de la voiture…
Ces mouvements d’Apple ne sont pas anecdotiques. Ils participent de cette logique de création de plateforme globale d’innovation dont nous parlons. Logique identiquement à l’oeuvre chez les trois autres méga-corporations. Avec bien entendu, des raisons et des perspectives différentes, mais avec un enjeu commun : déclencher et dominer la prochaine vague d’accélération technologique mondiale.
Forza Europa ?
J’ai beau reculer le plus possible, mais il me parait inévitable de souligner l’évidence : l’Europe est déjà hors-jeu sur ce sujet.
Dans le meilleur des cas certaines de nos technologies seront intégrées, rachetées ou copiées. Mais nous n’aurons pas d’acteur industriel européen directement sur les rangs. Même si notre ministre
de l’économie, du redressement productif et du numérique, prône depuis quelques jours la création d’un OS mobile européen qui puisse « se trouver de partout, du mobile à la voiture au robot, et de permettre la mutualisation des données entre les services partenaires », il est facile de comprendre qu’il aurait fallu avoir cette idée il y a 15 ans.
Quand je disais que les réveils en matière d’innovation sont rudes…
Il me faut aussi être juste et rappeler que cette idée était déjà née il y a quinze ans à divers épicentres européens. Mais l’Europe étant simplement une zone de libre échange sans vision politique intégrée, nous avons vu les échecs répétés de dizaines d’initiatives désordonnées où chacun cherchait à tirer un bout de couverture à lui.
De ce point de vue les USA conservent un avantage majeur, ne serait-ce que par la taille critique d’un marché intérieur de 320 millions de personnes et, je le pense sincèrement, leur capacité à anticiper ces vagues technologiques avec une acuité féroce. Nous, nous nous contentons souvent de produire de bons ingénieurs. J’imagine que c’est déjà ça…
Le hold-up numérique
Voilà donc au travers de cette première discussion une première partie du “hold-up” qui se dévoile.
Les erreurs de compréhension majeure qui persistent autour de la simple notion d’accélération, montrent que pour beaucoup d’acteurs du marché de l’innovation, leur logiciel stratégique est bugué ou obsolète. Je n’ai néanmoins pas à me forcer pour rester optimiste sur un point raisonnable : il y a encore énormément de place pour nous insérer intelligemment dans une dynamique globale.
Certes les USA en seront à nouveau les propriétaires, car leur vision long-terme nous fait défaut. Mais nous conservons encore au niveau européen la main sur de nombreux actifs technologiques stratégiques. Il suffirait “simplement” de les percevoir enfin comme des éléments d’une infrastructure mondiale de l’innovation et de les valoriser stratégiquement, plutôt que de faire du simple transfert technologique.
Transfert qui dans le meilleur des cas conduit de temps en temps à simplement créer de nouveaux produits…