Hadopi : une loi déjà obsolète ?
Le 14 février 1887, de nombreux artistes français dont Guy de Maupassant, Alexandre Dumas fils, Leconte de l’Isle, Paul Verlaine… défendant la beauté et les arts se mobilisent dans le journal Le Temps contre un projet d’envergure. Une lettre de protestation officielle est publiée :
« Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté jusqu’ici intacte de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation, au nom du goût français méconnu, au nom de l’art et de l’histoire français menacés, contre l’érection, en plein cœur de notre capitale, de l’inutile et monstrueuse tour Eiffel, que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d’esprit de justice, a déjà baptisée du nom de Tour de Babel. »
En 2009 au travers de la polémique sur la loi Hadopi, il me semble que nous revivons un épisode bien français qui se répète à l’envie face à tout type de changement.
Entendons-nous bien sur le fait que mon propos n’est ni politique, ni moral. D’un point de vue purement technique et pragmatique nous sommes confrontés à une rupture technologique non plus balbutiante, mais réellement consommée. Aujourd’hui l’internaute français ou non, est devenu un passe-muraille capable de rentrer dans n’importe quelle bijouterie, et de se servir à loisir et sans contrainte. Même si l’acte est devenu trivial, il n’en constitue pas moins un vol et personne n’en disconvient. Encore qu’il faudra être capable de l’expliquer sérieusement aux générations de natifs de l’internet qui à 12 ou 15 ans ne peuvent certainement pas comprendre pourquoi des objets de valeurs sont à la libre disposition de tous.
Quelle que soit donc notre position morale sur ce point, nous devons bien considérer que le business model de l’industrie de la musique est obsolète. Il est vrai que tout patron d’industrie préfèrerait ne pas voir s’échapper le revenu de ce que le Boston Consulting Group appelerait une vache à lait : le pressage et la distribution de CD. Mais de fait ce segment est depuis plusieurs années la victime d’une rupture technologique. Son écosystème a disparu. C’est là un mécanisme qui relève de l’entropie la plus irréversible : il ne sera jamais possible de désinventer l’internet, la compression des formats, les échanges de pair-à-pair, etc. Et dans ce cas que faire ? Si l’on s’en réfère aux stratégies nationales habituelles, telles qu’elles ont été appliquées à la sidérurgie, telles qu’elles le sont à l’industrie automobile ou au ferroviaire aujourd’hui… il est facile de croire que tant que cela sera possible l’industrie du disque sera soutenue par des lois, des mesurettes et nombre d’effets de manches. Jusqu’à ce qu’elle finisse, imperturbable, son implosion. Quand nous parlons d’Hadopi nous parlons de cela : quelles seront les agitations intermittentes qui vont se produire avant que ce secteur économique ne soit déserté, de guerre lasse, par les majors ?
Et ce sentiment d’agitation vaine ne peut être que renforcé quand l’on constate que bien peu de politiques se sont demandés comment en pratique le contrôle allait être financé par les opérateurs. Avec un budget provisionné de 6,7 millions d’euros et un chiffrage dépassant actuellement les 100 millions, des questions de posent. En Grande-Bretagne et face à un projet similaire, les industriels du net ont d’ailleurs freinés des deux pieds.
Mais comme pour tout écosystème disparaissant, un autre surgi d’entre les fissures. C’est le cas aujourd’hui avec d’une part des artistes qui comprennent que de plus en plus la monétisation de leur image et de leurs performances “live” est plus rentable que la maigre côte-part obtenue sur les ventes de CD. Avec l’industrie du jeu qui trouve de nouvelles formules pour recycler et protéger du contenu musical — je me réfère en particulier à l’énorme opération entre Harmonix et MTV sur la licence Beatles : Rockband. Avec Apple qui continue de pousser le mp3 comme mode ubiquitaire de consommation de la musique — et mes lecteurs qui ont bien compris l’intérêt des micro-paiements n’en seront probablement pas surpris.
En ce qui me concerne il est certain que je vois tout cela d’assez loin, comme un simple consommateur n’ayant pas d’activité professionnelle liée au monde de la musique. Cela facilite le détachement. Mais en tant que spécialiste des business models je persiste à croire que si j’avais été un bijoutier dans un monde de passe-murailles, j’aurais eu plus tendance à trouver un autre moyen de commercialiser mes pierres précieuses, qu’à chercher à épaissir les murs de ma boutique. Et si l’on prend le temps d’observer la réalité d’autres secteurs industriels, ne trouvons-nous pas déjà des idées qui seraient parfaitement transposables à la musique ?
Dans la mesure où l’industrie pharmaceutique, l’électronique, l’informatique et de nombreux autres secteurs technologiques montrent la voie, mon côté optimiste me conduit à penser que si. Et la voie que je semble voir se dégager de nombreuses stratégies de grands groupes et le désengagement progressif du paradigme de la protection intellectuelle pour passer à la traçabilité intellectuelle. Cela ne se fait pour des raisons altruistes, mais surtout parce que le concept de propriété intellectuelle n’existe que dans trois blocs économiques : un tiers des brevets sont produits par les USA, un autre tiers par l’Europe et le dernier tiers par le Japon. Toutes les autres économies observent une politesse de rigueur face à ce concept, mais ne cherchent ni à l’utiliser, ni à le respecter. La bataille remportée par l’Inde et le Brésil il y a plus de dix ans sur le “piratage” de médicaments génériques l’a parfaitement démontré. Le changement de stratégie est donc de plus en plus de ne pas chercher à faire respecter une propriété intellectuelle, mais de s’assurer que l’on est bien identifié comme le créateur de telle ou telle technologie. La réputation et la reconnaissance des marchés apporte au XXIe siècle plus de revenus, que d’essayer de lutter contre des concurrents indélicats.
Si l’on comprend bien ce dernier mécanisme, je pense qu’il devient plus facile d’imaginer ce que l’industrie du disque pourra devenir une fois qu’elle sera allé au bout de sa faillite.