Votre discours est-il opposable ?
Quand j’organise des formations sur les stratégies d’innovation en général, ou le marketing de l’innovation plus spécifiquement, je suis souvent conduit à parler d’un frein majeur pour les chefs d’entreprise ou ceux qui conduisent simplement un projet : la notion d’opposabilité. Un pitch présentant à des investisseurs une stratégie d’innovation, ou un discours marketing présentant une nouvelle solution à un marché, sont relativement identiques. Ils exigent qu’en un minimum de temps, la valeur ajoutée du projet innovant soit clairement perçue. Le problème est que très peu d’entreprise ont un focus et une discipline stratégique suffisante pour qu’elles osent se mouiller. Il leur semble préférable d’émettre des incantations extraordinaires qui ne s’opposent à rien.
Marketing et stratégie sont dans un bateau…
Pour ne pas taper de façon mesquine sur quelqu’un en particulier, si je rentre “Our Mission” sur Google, je tombe en premier résultat sur le Groupe Coca-Cola. C’est une prose intéressante et parfaitement représentative. Si vous la lisez vous constaterez deux choses frappantes :
- Enlevez Coca-Cola, mettez le nom de votre entreprise et cela marche.
- Il n’y a pas un seul point sur lequel vous pourriez ne pas être d’accord ou voir les choses différemment.
Voyons ce que donnerait une vision opposée à la leur, sur les points clefs de leur vision :
Avouons, que la deuxième option marche difficilement non ?
Si vous êtes dans ce syndrome, que ce soit pour l’explication de votre vision stratégique (la mission de votre entreprise), il y a de fortes chances que vos produits soient présentés de la même façon, sans opposabilité. N’importe lequel de votre produit est “le meilleur de sa catégorie”, fabriqué “avec une attention incroyable pour chaque détail”, d’une “simplicité d’utilisation extrême” et “à un prix étudié au plus près pour être le plus avantageux du marché”. Au final, votre avantage compétitif c’est Qualité x Prix. Félicitation, cela ne s’oppose à rien.
Vous êtes donc hors-jeu.
S’opposer c’est se positionner
Il y a quelques jours dans les couloirs d’une pépinière ou d’un incubateur français, je voyais une startup B2B afficher un poster avec ces éléments clefs de différenciation :
Ce projet est forcément dans une impasse. Leur produit est peut-être fantastique (je ne le connais pas), mais leur stratégie et donc leur marketing est à côté de la plaque. Les marchés sont trop agressivement concurrentiels pour que l’on puisse encore réussir comme dans les années 50, simplement parce que l’on occupe la place.
Dans leur cas, il s’agit d’une solution B2B. L’argument du ROI est éminemment recevable, il est juste trop flou pour avoir la moindre signification.
Quelle entreprise propose à ses clients B2B de leur faire perdre de l’argent ? Aucune ? OK. Alors de quoi parle t’on ? Si nous vous faisons augmenter votre ROI nous le faisons de quelle façon ? Quelle est le moment clef où notre produit fait la différence ? Il est fort probable que cette startup ne cherche à faire la différence dans son marché que sur un ou deux points clefs. Est-ce qu’il faut kidnapper un membre de leur équipe et le torturer de longues heures avant de savoir de quoi il s’agit ?
Cette capacité à donner une information opposable sur votre business est essentielle. Nous cherchons tous à comprendre quel avantage nous aurions à travailler avec vous. Si votre réponse n’est pas opposable, elle n’en est pas une.
Dans un univers plus industriel, prenons Honeywell qui “réinvente” ses thermostats avec le Lyric :
Et Nest, racheté il y a peu par Google :
Lequel de ces deux produits se positionne avec un discours opposable sur le marché, fait sens et a probablement une stratégie claire pour le futur ?
Que l’un soit une copie de l’autre n’importe guère. La question est : lequel résout un problème significatif. Et question plus intéressante encore, car elle sonne comme un verdict final : combien êtes-vous prêts à payer ?
Cette dernière question se versionne de façon bien différente :
- Pour Honeywell : Combien êtes-vous prêt à payer pour un thermostat simple d’utilisation ?
- Pour Nest : Combien êtes-vous prêt à investir pour économiser sur la moitié de vos dépenses électriques ?
Vous pensez qu’il y a une différence entre stratégie, marketing et “pricing” ? Réfléchissez encore.
Démasquez le problème et c’est (presque) gagné
La question du discours opposable, n’est pas un gimmick marketing. Une façon de faire plus sérieux, ou d’avoir un message plus percutant. C’est en réalité la seule façon d’innover. C’est-à-dire en changeant le marché avec une intention claire, peut être inattendue, mais qui en tout cas vient résoudre un problème.
Gérer la moitié du budget électrique familial touche à un problème clair, quantifiable et opposable : cela peut ne pas vous concerner (vous êtes dans une maison à énergie positive, vous habitez une collectivité et cela est dans vos charges que vous ne maitrisez pas directement, votre niveau de revenu ne fait pas du budget électrique un sujet de discussion, vous vivez chez vos parents…), mais vous savez exactement de quoi l’on parle. Et notez aussi que vous pouvez maintenant discuter de l’intérêt de cette solution pour résoudre votre problème. Avez-vous plus besoin d’un thermostat intelligent, de double vitrage, de changer votre chaudière ?
En regard de cela, Honeywell se pense en concurrence sur un produit qui est plus ou moins de bonne qualité (simple, design, communiquant) et plus ou moins cher. Ils réfléchissent en terme de mix marketing et des 5P : price, placement, packaging, promotion, people.
Pour vendre des yaourts en supermarché c’est parfait. Pour innover (changer le marché) c’est à nouveau hors-jeu — notez qu’à chaque fois j’essaye de ne pas écrire “stupide”.
Se positionner c’est pitcher…
Si nous assumons jusqu’au bout cette notion de discours opposable, il faudra la mettre en jeu immédiatement pour le pitch d’un projet (à des investisseurs ou à votre comité exécutif). Le but n’est pas d’emporter l’adhésion de tous avec des arguments usés jusqu’à la corde, mais de donner dès la première slide le problème marché que vous formulez et que vous allez essayer de résoudre :
Je suis bien en train de vous dire que si tout le monde est d’accord avec le problème vous avez perdu. Celui-ci n’est pas opposable, il est trop vague ou trop consensuel.
If you aim at nothing, you will hit it every time.
Dans le meilleur des cas c’est un bon problème, mais tout le monde (Google y compris) travaille dessus, et vos chances de réussir mieux que les concurrents les plus puissants du marché avec vos 200K€ de capital sont un doux rêve.
Pour conclure et vous renvoyer sur des points que nous avions déjà abordés, l’opposabilité de votre projet innovant pose aussi clairement la nature du risque que vous portez :
Au plus la combinaison d’innovation (de risque, c’est la même chose) technologie x marché que vous allez essayer de porter est élevée, au plus vous êtes loin du coeur de marché (la zone beige où les gens opèrent avec un modèle économique connu, dans des paramètres de ROI vérifiés). Au plus votre “time to market” ou TTM est élevé, au moins d’interlocuteurs (clients potentiels, investisseurs, partenaires) vont comprendre et adhérer à votre projet… Au plus ce projet est opposable.
Je pense au final dire des choses relativement élémentaires : l’innovation est risquée, au plus elle est risquée au plus vous êtes loin du marché potentiel et au moins de gens vont comprendre ce que vous voulez faire. Vous pouvez alors noyer le poisson en jargonnant ou en émettant des banalités, où vous pouvez vous positionner clairement et tenter de recruter au plus vite les interlocuteurs qui vont percuter avec vous.
Il faut juste accepter de disqualifier les autres car ils vous feraient perdre du temps. C’est embrasser l’opposabilité de votre projet.
Pour conclure et aller plus loin, je vous suggérerais de lire l‘analyse de Jean-Louis Gassée sur l’email que Satya Nadella a envoyé récemment aux équipe de Microsoft pour leur expliquer la nouvelle stratégie du groupe :
We have clarity in purpose to empower every individual and organization to do more and achieve more. We have the right capabilities to reinvent productivity and platforms for the mobile-first and cloud-first world. Now, we must build the right culture to take advantage of our huge opportunity. And culture change starts with one individual at a time.