Apple ne vend plus de produits

Difficile de ne pas réagir aux annonces faites hier par Apple. Non pas tellement pour les annonces et les nouveaux produits présentés eux-mêmes, mais surtout pour la myopie des commentaires qui tombent en avalanche depuis plusieurs heures.

Depuis le début des années 80 où je me suis mis à lire la presse informatique, je devrais en avoir tiré mon parti. Mais non. Invariablement les “analyses” se polarisent sur deux sujets : (A) Quelle est la liste des spécifications (quelle est la taille du kiki) ; et (B) Est-ce que c’est plus cher ou moins cher que la concurrence. Du coup nous avons tous l’impression qu’il n’était vraiment pas possible de ne pas avoir un iPhone avec un écran plus grand (puisque tous les autres acteurs avaient déjà engagé la surenchère), avec un processeur plus rapide (parce que… c’était possible ?) et je ne sais quoi d’autre. Et tout cela à un prix acceptable (lisez : qui se termine en …,99).

Tout cela est triste et participe d’une logique d’information en continu ou chacun y va de son mot clef pour brasser de l’audience ou du clic. Il faudra probablement attendre quelques jours qu’un John Gruber ou un incisif Jean-Louis Gassée pour lire quelque chose d’intéressant sur le sujet.

Par pure frustration, je vais donc faire interlude. Et essentiellement, permettez-moi de vous rappeler un point que les “analystes” ne semblent toujours pas avoir compris : Apple ne vend plus de produits.

It’s about the ecosystem, dummy

Généralement, la première chose que l’on apprend à des étudiants en business ou marketing, c’est la notion de marketing mix. Inventée en 1960 par un professeur de l’université du Michigan (qui doit depuis brûler en enfer) celle-ci considère que tous les produits sont des yaourts. C’est-à-dire que tout tourne autour de produits que tout le monde connait par coeur, distribués pour la masse des consommateurs, dans des circuits ou le seul vrai avantage compétitif ne peut être que le prix. Le point culminant de cette approche est le fameux modèle des 4P : “Product, Pricing, Placement, Promotion”.

Entendons-nous bien, cette théorie n’est pas absurde. Elle est juste stérilisante car elle laisse penser que toute activité économique doit se concevoir de la sorte. Et pour l’innovation où l’on change le marché (quand il existe), on fait quoi ? Et évidemment, même à y réfléchir rapidement, l’approche 4P est bien loin des logiques d’Apple. Chacun de leur produit est réfléchi pour amener une disruption : une vague de changement écosystémique.

La notion même de part de marché produit (à laquelle il faut bien se plier sur le papier quand on est une entreprise côté en bourse) est absurde. Il y aurait une douzaine de métriques beaucoup plus importantes : l’empreinte marché globale, le niveau de standardisation global amené au marché, la vitesse et le taux d’adoption par les tierces parties, le taux d’usage par les clients, le taux et la vitesse de renouvellement, etc. Mais pour cela il faut comprendre qu’un iPhone ne vaut que par la somme des applications, des jeux, des vidéos et de la musique consommés.

Quand je parle par exemple d’empreinte marché globale, c’est de cela dont il s’agit. Pour chaque euro généré par la vente d’un iPhone, combien d’euros sont générés par les musiciens, développeurs, fabricants d’accessoires ou acteurs industriels ? Car même si Apple ne se rémunère que peu sur ce chiffre global (ce n’est pas leur objectif direct), le stabilité générée autour de chacun de leurs produits est proprement phénoménale. Chaque produit Apple est une comète avec une queue de plusieurs km de long, qui donne une assise incomparable sur le marché. Une assise qui stabilise Apple bien au-delà ce qu’un Microsoft ou un Samsung pourrait rêver avoir un jour.

Inutile donc de s’exciter à comparer la qualité de l’écran de l’iPhone 6 face à son concurrent chez Samsung, où qui que ce soit d’autre. Une première vraie question serait : quelle va être la contribution de ces nouveaux produits à l’écosystème Apple ? Ou encore : comment ces nouveaux produits vont-ils renforcer les modèles économiques des tierces parties actuelles de l’écosystème Apple et comment de nouvelles tierces parties seront-elles mobilisées ?

Anticiper la mobilisation long-terme

Pour comprendre cela il faut donc oublier les jolies vidéos et bien regarder ce qui va mettre 12 à 18 mois à devenir évident pour tout le monde.

Tout comme le premier iPhone avait été jugé en 2007 comme le smartphone le plus cher de sa catégorie (mais avec un design sympa)… il aura fallu attendre 2008 pour comprendre que ce qui était en jeu : la capture de l’attention et de la force de contribution de tous les développeurs d’applications mobiles. Ceux-là même qui allaient rendre utilisable et utile le smartphone, alors que jusqu’à présent ils trimaient péniblement dans des environnements de développements old school et sans accès direct à leur marché.

Ne pas avoir compris en 2007 que l’importance de l’iPhone c’était son App Store et le SDK d’Apple, c’était cela :

N’ayant pas vu les choses aussi clairement à l’époque j’ai depuis appris ma leçon. Dernièrement, l’iPhone 5S hurlait déjà son potentiel de révolution systémique. Il suffisait de considérer que tous les trimestres Apple allait vendre plusieurs dizaines de millions d’iPhone 5S qui seraient : 1) connectés à internet, 2) reliés à un numéro de carte bleue (votre identité chez Apple) et 3) sécurisés par une reconnaissance biométrique.

Vous y êtes ? Internet + Carte bleue + Biométrie = …

Apple Pay

Ah, oui forcément, ils ont fini par sortir du bois. Une masse critique phénoménale d’utilisateurs étant maintenant équipée aux USA, “il n’y avait plus qu’à” aller voir les 3 grands opérateurs de transactions bancaires par carte pour les convaincre de monter à bord. Si nous commençons à nous comprendre, vous pourrez admettre que le gimmick du portefeuille plein de cartes de crédits n’est pas très convainquant. C’est un mal nécessaire pour présenter tout cela, pour que nos amis journalistes qui croient en ces bêtises puissent relayer l’information.

Les vrais “pain points” sont ailleurs et résolus de façon élégante. Un de ceux que j’ai retenu et le fait que les cartes de paiement sont virtualisées sur votre téléphone et que si vous le perdez ou qu’on vous le vole, il suffit de désactiver votre téléphone (protégé par ailleurs par votre empreinte vous vous rappelez ?). Vous n’aurez pas à mettre vos cartes en opposition à la banque. Mais il y aurait beaucoup d’autres points plus intéressant à soulever.

What’s next?

Ce que je n’anticipe pas encore très bien, c’est quels seront les terrains de jeu prioritaires pour Apple. J’en entrevois certains, mais personne ne sachant avec qui ils préparent les prochaines étapes, les prédictions sont casse-gueules.

Un exemple simple serait par exemple de laisser les développeurs réinventer les programmes de fidélité en les rendant interopérables avec Twitter ou Facebook (je tweete que j’aime McDo et une fois par mois j’ai un bon pour une portion de frites gratuite). Ou d’avoir une application de gestion de budget personnel qui va suivre en temps réel vos dépenses pour vous donner des alertes, et vous rappeler que si vous achetez cette paire de chaussure, vous n’attendrez pas votre objectif ce mois-ci pour votre cagnotte de Noël. C’est aussi la possibilité pour des cartes premium de connecter tout de suite les caractéristiques et numéros de série d’un achat important avec votre assureur. Ou de donner 10 euros automatiquement à une cause humanitaire de votre choix quand vous achetez quelque chose de plus de 500 euros… Les possibilités font tourner la tête.

Si je devais mettre de l’argent quelque part, ce serait bien sur le domaine du luxe. Je ne suis pas convaincu que tous les recrutements d’Apple dans ce domaine soient là pour leur permettre de vendre une jolie montre (nous allons parler de celle-ci dans un moment). Je pourrais croire assez facilement qu’ils vont attaquer d’une façon ou d’une autre l’univers de la relation client dans cette catégorie de produits…

Et le NFC dans tout cela ?

Une pièce secondaire de la machine de guerre qui se met en place, est le NFC qui avait tellement buzzé par de nombreux industriels ces dernières années. Qu’en dire si ce n’est qu’il joue son rôle en arrière plan. Ce n’est le moteur de rien de bien important, mais dans la mesure où les banques croyant innover avec celui-ci tout seul, ont équipé la plupart de leurs terminaux de paiement… cela va faciliter le processus. Rien de plus, car n’en déplaise aux technologues, la révolution attendue ne viendra pas d’un geste marginalement plus fluide que celui que dont nous avons une mémoire musculaire parfaite et qui consiste à introduire un bout de plastique dans une fente, puis de saisir quatre chiffres.

Si nous devions parler plus avant du NFC, il faudrait pour être parfaitement juste, considérer les autres écosystèmes à agréger à la galaxie Apple : dans le véhicule (biométrie à nouveau…), dans le M2M, ou ailleurs. Mais dans ces exemples aussi, le NFC n’apporte que bien peu à lui tout seul. Sinon vous l’utiliseriez déjà avec votre téléphone Android, ou plus simplement encore, avec votre nouvelle carte bleue :

visa nfc

Le dernier point vers lequel je voudrais vous pointer sur ce sujet c’est une interrogation que j’ai: que va t’il se passer aux Etats-Unis ? Dans cette nation de plus de 350 millions de personnes la bataille du transfert de la carte de paiement à bande magnétique, vers la carte à puce a été engagée. Comment l’iPhone va t’il perturber ou accélérer cette conversion ? Je n’ai pris le temps d’y réfléchir beaucoup, mais cela va être intéressant de voir comment ces deux écosystèmes vont entrer en collision ou s’hybrider.

L’iWatch n’est plus

Tout cela simplement au sujet de l’iPhone… et je n’ai pas abordé LE sujet médiatique objet de tous les fantasmes :

Apple Watch Concept

Sur ce point je vais être en fait assez rapide : je n’ai pas encore vu où était l’enjeu. D’accord, l’objet est sympa et les rêves de la plupart des gens qui attendaient une iWatch (lisez : une montre Samsung en plus cool) sont probablement réalisés. Mais à part quelques caractéristiques et son interface (si on veut bien en croire Apple et on le peut en général), nous ne sommes pas loin de n’importe quel objet qui ne sert à rien et qui a été poussé en urgence sur le marché depuis un an. Alors, encore une fois, oui je suis bien conscient qu’il y a une demande du marché, mais ce n’est jamais ce qui fait bouger la multinationale californienne. Alors de quoi va t’il s’agir ?

Avec cette montre telle qu’elle est, l’intérêt écosystémique me parait plutôt mou.

Si j’essaye de voir au travers du brouillard des fausses évidences et des annonces d’Apple, je relèverais que nous n’avons encore guère eu de détails, sur les capteurs au dos du boîtier. Quel est leur potentiel ? Pourrons nous aller jusqu’à des applications relevant du médical, ou au moins du suivi à domicile de patients ? Ce serait bien un autre écosystème qui est objectivement dans la ligne de mire d’Apple.

Il faudrait aussi se rappeler du rapprochement récent avec IBM sur la partie business. Cette montre est-elle la première itération de futurs capteurs qui vont creuser le sillon du Big Data et de la ville intelligente ? Je ne le sais pas. Mais ce qui est sûr c’est que la montre elle-même n’a que peu d’intérêt en tant que tel. Et que comme souvent avec Apple il va falloir attendre que la poussière retombe un peu pour voir ce qu’ils préparent en coulisse et qui ne se manifestera avec évidence que lors de la deuxième itération de cet objet.

Sans aller plus loin sur ce point, je peux en tout cas vous diriger vers ce que je vais regarder avec intérêt ces prochains mois :

Nous étions prévenu…

Dans tous les cas, ce qui est devenu évident pour tous c’est qu’Apple n’est plus une entreprise d’informatique.

Cela était annoncé depuis 2007, il suffisait de les prendre au sérieux… Et à l’aune de tout cela, nous pourrions convenir que beaucoup d’analystes devraient prendre le temps de revoir leur grille de lecture, de quitter les années 50 et de comprendre que même si Apple se rémunère indubitablement sur leurs produits, ce n’est pas ce qu’ils vendent.

EDIT Octobre 2014 :

Deux points complémentaires qui confirment le décalage qu’Apple entérine par rapport à ce que les analystes habituels regardent :

  1. Tim Cook, déclare dans le rapport financier de fin d’année fiscale 2014 : “We’ve already announced two new categories in the last less than 60 days, with Apple Pay and Apple Watch. And obviously we’re working on other things as well”. Apple Pay est bien considéré comme une solution à part entière, pas une simple brique technologique “sympa”.
  2. Lors de la dernière présentation dédiée aux Macs et Ipads, Apple vient d’annoncer la possibilité dans les prochains iPhone, d’utiliser une SIM “Apple” capable de s’activer sur n’importe quel réseau opérateur. La boutique de téléphonie mobile au coin de la rue disparaît déjà de la chaîne de valeur proposée par Apple. Et la disparition à court terme de la carte SIM est engagée.

Entre les opérateurs télécoms et les banques, il va falloir se remettre à travailler pour rester pertinent sur le marché…